Ceci est mon gore ou Jésus selon Saint-Mel
Une autre vision du film de Mel Gibson

Je ne voudrais pas avoir l’air de faire le Malin. Dans le contexte, le mot serait mal perçu. Je vous l’assure toutefois: il y a des péchés d’orgueil dont les gens vont finir par se repentir. A mon tour je voudrais dire un mot de cette affaire Mel Gibson. Rassurez-vous, je ne vais pas vous parler beaucoup de son film, il y a peu à en dire. Il s’appelle donc «la Passion du Christ», dans un sens ça tombe bien. Essayer de tenir jusqu’au bout de ce long clip sulpicien et doloriste relève du calvaire.


Le film a d’abord marché, hélas, sur les ailes d’un scandale: on le soupçonnait d’être antisémite. Je l’ai vu, je ne crois pas que ce soit le problème. Bien sûr, devant la caméra de ce vieil intégriste de Mel, les juifs sont super-vilains mais les Romains sont très méchants également. Comme en plus la musique est atroce, les acteurs affligeants et le propos général à pleurer, tout finit par se dissoudre dans une béchamel de médiocrité qui noie les problèmes particuliers.

 

Je le dis sans ironie, la religion qui devrait se sentir insultée par le film, c’est le christianisme lui-même. Mgr Lustiger est, paraît-il, des plus réservés face à cet opus, il a raison. Quand on a à gérer les intérêts de Dieu sur terre, il est bon de le ménager. Entre les boules à neige avec sa mère dedans et l’intégrale «Pierre Bachelet chante le pape», Jésus-Christ, depuis deux mille ans, en a déjà vu beaucoup en termes d’humiliation, je le sais bien. Avoir à supporter par-dessus le marché une daube pareille, je le dis comme je le pense, c’est un coup à regretter sa résurrection.

Ce film, disions-nous, est d’un ennui de carême. Soyons juste. Il n’est pas seulement à bâiller. Il est souvent aussi à vomir. Aux Etats-Unis, il est classé «violent», c’est en dessous de la réalité. Voilà donc deux heures de sang dont aucune goutte ne nous est épargnée. Je sais, la Passion est un des fondements du christianisme, le Calvaire la preuve de l’humanité douloureuse du fils de Dieu rachetant les péchés du monde, etc. Il y a peut-être quand même des limites à tenir. Un seul exemple: dans les Evangiles, la flagellation n’est jamais évoquée que d’un mot ou deux. Chez Mel, elle dure vingt minutes montre en main, et je te change de fouet, et je te fais jaillir le sang sur la tête des spectateurs, et vas-y avec les gros plans de boucherie sur les chairs sanguinolentes. On sent une esthétique: prenez et mangez-en tous, ceci est mon gore.

 

Que subsiste-t-il dans tout cela du Nouveau Testament, de sa puissance, de son message? Rien. J’exagère un peu. A part les passages sadomasos, il y a dans le film un épisode surréaliste. Jésus est occupé à construire une table et il fait bien de la peine à sa pauvre maman: elle la trouve trop haute. Alors lui, finaud: elle ne sera pas trop haute si on construit des chaises moins petites. On sent le type qui a une inspiration élevée. Dans un moment d’égarement, l’auteur aura confondu la Bible avec le catalogue Ikea. Le risque était grand, ça doit être les deux seuls livres de sa bibliothèque.


Peu importe le film en soi, disais-je. C’est un navet, bon, un navet Maria, je sais, c’est amusant, et après? Ce n’est pas le premier ni le dernier sur le sujet. Ce qui fait peur, ce sont les conséquences terribles sur certains que ne manquera pas d’amener son succès phénoménal. Je ne parle pas de la vague d’obscurantisme que le film déchaîne déjà aux Etats-Unis. Allez voir sur le Net, on y trouve mille histoires de guérisons providentielles ayant suivi la projection, de crises cardiaques en pleine séance de pasteurs repartis droit au paradis avec le paquet de pop-corn dans une main, le missel dans l’autre et le pin’s de promo au revers. Depuis des semaines déjà, Hollywood est à genoux devant le seul miracle qui l’intéresse dans l’affaire: la multiplication des billets, le tout pour un film tourné en araméen et en latin, basé sur une histoire sans suspense, où le gentil meurt à la fin. On n’est plus à un prodige près.

 

Je pense aux vraies victimes: les acteurs. Aujourd’hui, tout va bien, ils triomphent. Je lis que Jésus vient même d’être reçu par le pape. Vous imaginez, Jean-Paul II recevant Jésus! Qu’est-ce qu’il a pu lui dire? «Je suis ravi, votre père m’a beaucoup parlé de vous»? En tout cas, après, le petit gars avait l’air très fier, je comprends.

 

Mais demain? Voyez déjà l’horreur pour un DiCaprio: dans vingt-cinq ans, il sera toujours en train de couler avec le «Titanic» de sa jeunesse. Alors quand on a été le Christ! Je ne pense même pas au drame quand on retrouvera ce pauvre gars en caleçon de bain sur une plage, shooté par «Voici» à côté d’une créature en cheveux: une Marie Madeleine est toujours possible. Mais que dire du cours de la vie elle-même? Imaginez-le dans vingt ans, avec des cheveux en moins et des kilos en plus: «T’as vu, c’est Jésus.» Et l’autre: «Il a vieilliiiii!» L’enfer, vous dis-je.

par François Reynaert

LE NOUVEL OBSERVATEUR, Semaine du jeudi 1 avril 2004 - n°2056 - Chroniques

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